Pierre Beghin, L’homme de tête (Éditions Guérin, 2014)
Trajectoire hallucinante et fulgurante que celle de Pierre Beghin, comète incandescente filant trop vite sur une route trop haute. Il n’y aura aucun temps mort pour l’ingénieur-alpiniste mais pas de répit non plus pour le lecteur emporté, soufflé, hypoxié presque par son parcours. Quel personnage, quelles ascensions !
En cette période 1970/1980, plusieurs générations d’alpinistes et de conceptions bien distinctes de l’alpinisme et de l’himalayisme cohabitent mais s’entrechoquent aussi. Les plus hautes montagnes du monde sont toujours en proie à quelques invasions monumentales où les colonnes de porteurs s’étirent dans le paysage. Néanmoins les temps changent sous l’impulsion de quelques grimpeurs hors-normes (Messner, Kukuczka) eux-mêmes fascinés par les héros solitaires des années 50 (Buhl, Bonatti). Il s’agit d’être autonome, esthétique, audacieux et d’aller vite (très vite). Les montagnes himalayennes doivent à présent s’aborder dans le même esprit que les grandes voies alpines sauf que les distances et les altitudes sont loin d’être semblables pour un niveau d’engagement parfois identique (voire pire). Le style Alpin est de retour et Pierre Beghin aka le crocodile sera de la partie.
Dans ce maelström notre alpiniste trace une voie originale, presque marginale. Admiratif d’un Messner dont il ne partage pas la dimension médiatique et sa communication “sensationnaliste”, croisant la route d’un Berhault sur une autre longueur d’onde, partageant le Horbein (couloir en face Nord de l’Everest, celui-là même où disparu creative writing at princeton) avec http://ge-ants.com/affordable-low-residency-mfa-creative-writing/ et Troillet qui iront beaucoup trop vite dans leur night-naked style (la forme la plus poussée et engagée du style alpin), il s’épanouira seul le plus souvent. “Solitaire par prédilection, il ne fuyait pas l’entente harmonieuse et fugace de la cordée. Des compagnons différents en témoignent, mais il ne les rencontrait que dans l’alternance de ses échappées fulgurantes vers le haut.”
Engagé en expédition, il mute, devient animal : le fameux crocodile. Hermétique. Tout tendu vers son objectif (souvent complexe comme en témoigne ses choix d’ascension portés vers des voies nouvelles et extrêmement engagées) témoignant d’un formidable appétit d’aller de l’avant, d’une pugnacité sans limite pour cet alpiniste sans prédispositions physiques exceptionnelles. L’effrayante attraction des sommets où ce qui reste de raison s’évapore dans les zones d’oxygène rare pour reprendre le titre de l’un ses premiers ouvrages (Hautes altitudes, voyage dans l’oxygène rare, 1991) contribuera à expliquer une attitude limite et parfois incompréhensible pour certains. “Quant à tous ceux pour qui il y aura toujours autour d’une telle vie un halo d’absurdité, voire de vanité, marqué du sceau de l’incompréhension, qu’ils reconnaissent qu’en certaines régions, les barrières mystérieuses de notre monde ne sont fréquentées que par de tels êtres”.
Antihéro par excellence, Pierre Beghin disparait en 1992 sous les yeux du jeune Jean-Christophe Lafaille en plein milieu de la face sud de l’Annapurna lors d’une tentative d’une voie directe. Beghin, le scientifique, savait mieux que personne que la ligne droite est ce qui se fait de mieux pour joindre deux points et c’est souvent la voie qu’il choisit pour filer vers ses rêves. Mais il sait aussi, ayant étudié les avalanches de près, que tout fini irrémédiablement vers le bas. “Et je vois Pierre partir, la tête tournée vers le ciel, les bras impuissants, le dos lestés par son gros sac. Il est emmitouflé dans sa capuche, Bibendum indéfinissable, et pourtant ses yeux sont là qui me transpercent ! Deux lumières qui s’éternisent dans le vide. Deux interrogations habitées par l’effroi.” (Jean-Christophe Lafaille, Prisonnier de l’Annapurna, 2003)